LA RÉSISTANCE OUVRIÈRE SE RÉALISE DANS LA SÉCURITÉ SOCIALE

La Sécu, votre Sécu, plus d'un demi-siècle d'une existence qui a bouleversé celle de tout un peuple. Loin de l'édifice sorti tout construit d'un programme politique, comme on aime à la présenter, elle est d'abord l'œuvre des syndicalistes. En fait, elle est un concentré de ces réformes que le syndicalisme peut faire aboutir. Sa naissance, préparée dans la clandestinité, fut plus difficile que l'unanimisme actuel ne le laisse supposer.

Avec un enthousiasme qui ne peut se mesurer qu'à l'horreur subie pendant plusieurs années, les artisans de la Libération sont à l'œuvre en cette fin de Deuxième Guerre mondiale. Parmi leurs réalisations, l'une de celles que retiendra le plus l'Histoire est sans conteste la Sécurité sociale, que les ordonnances du 4 octobre 1945 mettent définitivement en place.

L'HÉRITAGE DES ASSURANCES SOCIALES

Définitivement ? Les débats actuels méritent qu'on y regarde de plus près. Tout comme il faut regarder de plus ores ce bel ensemble qui a présidé, dit-on, à la définition de l'institution qui. aujourd'hui encore, permet à la France d'être un pays où l'égalité m est pas un vain mot.
Contrairement à ce qu'affirment différents hommes politiques la Sécurité sociale n'est pas une réalisation du seul gouvernement de la Libération mais d'abord l'œuvre de militants syndicalistes, plus particulièrement celle de ces responsables de la CGT qu'on appelait "confédérés", pour les distinguer des "unitaires" qui étaient en train de coloniser la CGT pour le compte du Parti communiste. C'est que la protection sociale des salariés est une longue histoire, dont les acteurs luttent depuis des décennies. Parmi eux, Georges Buisson, dirigeant de la veille CGT d'avant-guerre et l'un de ses réorganisateurs dans la clandestinité. En 1943, il rédige un projet particulièrement précis de Sécurité sociale. Il s'appuyait sur son expérience de délégué confédéral à la propagande, au moment de la discussion de la loi sur les Assurances sociales en 1929-1930. Militant syndical, réformiste convaincu, défenseur des Assurances sociales, il mesurait mieux que quiconque la portée de l'acquis et, en même temps, ses limites.
Son plan est complet : outre la gratuité complète des soins médicaux, il considère que la Sécurité sociale, en tant que création ouvrière, doit être gérée par les seuls travailleurs. Il propose en conséquence la gestion intégrale par les assurés, sans intervention de l'État. Il propose également la couverture de l'ensemble des risques (vieillesse, maladie, famille) par une caisse unique.
Signe des temps. le projet Buisson, soumis à l'Assemblée consultative d'Alger à la fin de 1943, fut rejeté. La mention d'un "plan complet de Sécurité sociale" fut certes intégrée au programme du Conseil national de la résistance, ce qui était une avancée importante pour les militants syndicaux, mais la gestion de cette Sécu était définie comme "appartenant aux représentants des intéressés et de l'État". La dangereuse et extensible notion de tutelle venait de faire son apparition.
Les syndicalistes poursuivent cependant leur combat. Certes, à l'automne 1944, une délégation de la CGT essaie vainement de convaincre le général de Gaulle, président du gouvernement provisoire, de la justesse d'un plan détaillé de Sécurité sociale du type du projet Buisson. Mais quand la discussion commence à l'Assemblée en juin 1945, le fait est acquis : la Sécurité sociale verra le jour. Les salariés, leurs familles, le mouvement syndical viennent de remporter une victoire considérable, bien plus étendue que les Assurances sociales, avant même que les modalités d'application ne soient précisément définies.
Les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 reconnaissent le droit des salariés à gérer leurs propres cotisations. Les aspects immédiats vont bouleverser la vie quotidienne de millions de travailleurs, avec la couverture du risque maladie. du risque vieillesse et les allocations familiales, tous risques gérés de manière uniforme sur l'ensemble du territoire et pour l'ensemble des professions, à quelques exceptions près (les régimes dits "particuliers"). Cet acquis ouvrier de la Sécurité sociale s'inscrit comme une modification positive et durable pour l'ensemble de la population. Ainsi, par exemple, le suivi médical de la femme enceinte et du nourrisson, lié au versement des prestations familiales, va pratiquement éradiquer la mortalité infantile en France. Outre ces aspects, qui sont loin d'être négligeables, c'est l'existence même du monde du travail, donc du mouvement syndical et son rôle qui sont reconnus, non seulement de fait mais dans les textes. Les travailleurs ont le droit de s'organiser, le droit de cotiser, et de gérer leurs cotisations par le biais de l'organisation syndicale.
C'est le même mouvement d'un réformisme conquérant qui trouvera son expression avec la loi du 11 février 1950 sur les conventions collectives et la liberté de négocier les salaires et les conditions de travail. Création des militants de la vieille CGT, la Sécurité sociale est à la fois le modèle et le symbole du syndicalisme.
Est-ce à dire que les ordonnances de 1945 sont parfaites ? Aucun texte ne peut jamais l'être, et l'existence de la tutelle gouvernementale comme la place réservée aux employeurs dans les Conseils d'administration des caisses de Sécurité sociale -- à la différence du projet Buisson -- vont constituer de réels problèmes. L'essentiel n'est cependant pas là, mais dans l'inscription de l'action syndicale au quotidien pour des millions de personnes.

LA CAISSE UNIQUE REFUSÉE

Une autre limite est imposée aux ambitions du projet Buisson : il n'y aura pas une caisse unique de Sécurité sociale regroupant l'assurance maladie, l'assurance vieillesse et les allocations familiales. Contre cette solidarité "par construction" entre les générations, des forces politiques se manifestent opérant des rapprochements paradoxaux, au moins en apparence.
L'une de ces forces est le Parti communiste qui, par ses dirigeants --les uns au gouvernement de l'époque, comme Maurice Thorez ou Ambroise Croizat, les autres infiltrant les sommets de la CGT, comme Benoît Frachon et Henri Reynaud -- va chercher à déstabiliser le mouvement syndical, en limitant son audience comme en combattant ses réalisations.
Une autre force est le Mouvement républicain populaire, de tendance démocrate-chrétienne, qui s'efforce de créer, à l'encontre de la caisse unique de Sécurité sociale, des caisses d'allocations familiales, autonomes par rapport à la Sécurité sociale proprement dite. Cette exigence est relayée par le Parti communiste qui participe lui aussi au gouvernement tripartite.
Ambroise Croizat, ministre PCF du Travail et présenté par d'aucuns comme le père de la Sécurité sociale, commence par diminuer des deux tiers à la moitié la proportion des représentants salariés dans les Conseils d'administration des caisses d'allocations familiales. Ensuite, Henri Reynaud, éminent responsable PCF entre en scène. Lui qui a combattu avec véhémence les Assurances sociales des années 30, qualifiées par lui de "social-fascistes", présidait à l'époque la Fédération nationale des Organismes de Sécurité sociale. Il se prononce en décembre 1946 pour l'autonomie administrative et financière des allocations familiales vis-à-vis de la Sécurité sociale. Forts de cette importante prise de position, les pouvoirs publics mettent en place cette autonomie en créant l'Union nationale des Caisses d'allocations familiales, qui va durer jusqu'aux ordonnances de 1967. Cette création tend à séparer chacune des branches de la Sécu (maladie, vieillesse, famille) et préfigure toutes les tentatives d'éclatement de la Sécu.
Georges Buisson combattait pour les Assurances sociales, Henri Reynaud les refusait Georges Buisson préconisait une caisse unique de Sécurité sociale. Henri Reynaud organisait l'éclatement de celle-ci. Georges Buisson était un militant responsable de la tendance confédérée ; en tant que tel, il refusait la subordination du mouvement syndical aux partis politiques.
Cinquante ans après, la Sécu à certes évolué. Elle est aussi soumise à des pressions et des menaces, mais qui peut dire que l'indépendance des syndicalistes qui y défendent les intérêts des salariés soit une nécessite d'un autre temps ? Sur ce plan-là au moins, rien n'a changé ni depuis 1945, ni depuis 1895, quand la CGT se fondait sur le principe de l'indépendance.